( 1856-1939 )
Sigmund Freud naquit à Freiberg en Moravie (aujourd’hui Prìbor, République tchèque). Lorsqu’il avait trois ans, sa famille s’enfuit à Leipzig devant les émeutes antisémites qui faisaient rage à Freiberg, puis s’installa à Vienne, où Sigmund Freud fit ses études. Il devait y demeurer jusqu’au moment del’Anchluss, l’annexion par l’Allemagne de l’Autriche, en 1938. Tenté par le droit, il opta pour la médecine peu avant son entrée à l’université de Vienne en 1873. En 1876, en troisième année de médecine, Freud commença des recherches sur la physiologie et la pathologie du système nerveux au laboratoire de physiologie dirigé par le médecin allemand Ernst Wilhelm von Brücke. Il rencontra alors le clinicien Josef Breuer et les deux hommes devinrent amis. Freud obtint son diplôme de médecin en 1881, au terme de son année de service militaire obligatoire. En 1883, il entra dans le service du médecin psychiatre allemand Karl Meinert. Privatdozent de neuropathologie en 1885, il partit pour Paris afin de suivre les leçons du neurologue Charcot : il découvrit alors la pathologie de l’hystérie, d’abord auprès de Charcot, au cours de ses leçons à La Salpêtrière, où il fut le témoin des pouvoirs de suggestion du maître sur ses malades, puis à Nancy auprès du médecin Hyppolyte Bernheim, hostile à l’hypnose et partisan de la suggestion à l’état de veille.
Ces deux séjours lui permirent de connaître deux méthodes thérapeutiques de l’hystérie. Par ailleurs, Josef Breuer lui rapporta qu’une de ses patientes, Anna O., suggérait elle-même au cours de séances de demi-hypnose une méthode d’analyse, qu’elle appelait «talking cure» (traitement par la parole) ou encore «ramonage de cheminée». Pour Freud, c’était le début d’un mode d’investigation nouveau.
En 1886, Freud quitta Paris et ouvrit à Vienne un cabinet médical spécialisé dans les maladies nerveuses. Défenseur des théories peu orthodoxes de Charcot sur l’hystérie et l’hypnothérapie, il se heurta à la vive opposition du corps médical viennois dont il allait inspirer la méfiance durant toute sa vie. En octobre de la même année, il épousa Martha Bernays, avec laquelle il était fiancé depuis de longues années; parmi leurs enfants, sa fille Anna deviendra psychanalyste. Sa méthode thérapeutique était encore classique : pour soigner les hystériques, il avait recours à l’électrothérapie et à l’hypnose. La première étude que publia Freud, Une conception de l’aphasie, étude critique, parut en 1891; mais cet ouvrage marqua la fin d’un parcours dans une voie qu’il allait abandonner complètement pour une nouvelle approche qu’il venait de découvrir et à laquelle il allait donner, en 1896, le nom de «psychanalyse».
On peut situer la naissance de la psychanalyse à la date de la publication de l’œuvre commune de Freud et de Josef Breuer, les Études sur l’hystérie (1895), qui présentait l’étude d’un cas devenu célèbre, celui d’Anna O. Dans cet ouvrage, les symptômes de l’hystérie sont attribués à des manifestations d’énergie émotionnelle, associée à des traumatismes psychiques oubliés et passés dans l’inconscient depuis l’enfance. La thérapie consistait à user de l’hypnose pour pouvoir amener le patient à rappeler et à réactiver l’expérience traumatique. Elle permettait ainsi de libérer par la catharsis,les émotions à l’origine des symptômes. La publication de cet ouvrage marqua le début de la théorie psychanalytique mais suscita également l’hostilité durable de la médecine officielle. La même année, Freud rompit avec Breuer en raison de leur différend sur la question de l’étiologie sexuelle des névroses.
En 1896, la mort de son père poussa Freud à faire une autoanalyse au cours de laquelle il découvrait chez lui-même ce qu’il voyait chez ses patients : la force des souvenirs oubliés et les modifications de l’affectivité. La correspondance qu’il entretint avec son ami, le médecin et biologiste allemand Wilhelm Fliess, témoigne de ses découvertes.
Entre 1895 et 1900 Freud approfondit la plupart des concepts qui allaient constituer le fondement de la pratique et de la doctrine psychanalytiques. Peu après la publication de ses études sur l’hystérie, Freud abandonna l’hypnose comme méthode cathartique, sous l’impulsion d’une de ses malades, Elisabeth von R. Il lui substitua la technique de la libre association des idées à laquelle il demandait à sa patiente de se livrer, en lui demandant de ne rien censurer. Cette démarche devait laisser paraître les processus inconscients à l’origine des troubles névrotiques. Grâce à elle, entre autres, Freud avait découvert l’existence de certains mécanismes psychiques : notamment le refoulement, décrit comme un mécanisme psychologique inconscient par lequel le souvenir d’événements pénibles ou menaçants est maintenu hors du champ de la conscience, et la résistance, définie comme l’opposition inconsciente à la prise de conscience des expériences refoulées afin d’éviter l’angoisse qui en résulterait. Ainsi, en utilisant les libres associations de sa patiente pour la guider dans l’interprétation des rêves et des lapsus, Freud avait reconstitué le fonctionnement des processus inconscients.
C’est à partir de l’analyse des rêves qu’il élabora sa théorie de la sexualité infantile et découvrit en 1897, le complexe d’Œdipe, qui est l’attachement amoureux et hostile de l’enfant pour le couple parental (haine du père/amour de la mère), attachement qui se résout par l’identification. C’est aussi à cette époque qu’il élabora la théorie du transfert, processus par lequel les attitudes affectives établies au départ envers des figures parentales dans l’enfance sont reportées («transférées») plus tard sur d’autres êtres qui entourent le sujet. Durant cette période allant de 1897 à 1900, marquée par la parution de l’Interprétation des rêves (1900), l’une de ses œuvres majeures, Freud jeta les bases de la majorité des ouvrages qui allaient suivre, notamment la Psychopathologie de la vie quotidienne (1901) et le Mot d’esprit et ses rapports avec l’inconscient(1905). Dans l’Interprétation des rêves, Freud analysait divers rêves qu’il avait faits durant les trois années de l’autoanalyse commencée en 1897. Ce livre définissait et faisait fonctionner les concepts fondamentaux qui sous-tendent la technique et la doctrine psychanalytiques. Il démontrait notamment que grâce à la méthode des associations libres, l’analyste peut découvrir au travers du contenu manifeste du rêve son contenu latent, qui représente la réalisation d’un désir.
La psychanalyse devenait alors à la fois une pratique et une théorie. En effet, la transformation du contenu manifeste du rêve en contenu latent, de même que la superposition de deux désirs antagonistes chez l’hystérique, se situent dans une théorie générale de la personnalité, que Freud appelle appareil psychique. On retrouve chez tout être humain un processus au cours duquel s’inscrivent dans sa mémoire des éléments de sa vie, puis ils s’effacent de la conscience sous l’effet du refoulement, qui est la répression imposée notamment par le père à l’indicible ou à l’infaisable, puis le refoulé réapparaît dans le rêve, dans le symptôme. Le premier topique ou mode de représentation du fonctionnement psychique de Freud, dont les instances sont le conscient, le préconscient et l’inconscient, est né au cours de ces années-là.
En 1902, Freud fut nommé professeur titulaire à l’université de Vienne. Mais le monde médical continuait à considérer son œuvre avec hostilité. Ses ouvrages suivants, Psychopathologie de la vie quotidienne (1904) et Trois Essais sur la théorie de la sexualité (1905), ne firent que creuser le fossé entre lui et la psychiatrie officielle viennoise. Freud continua donc à élaborer seul les concepts de la psychanalyse, entouré cependant de quelques médecins (plus tard de non-médecins).
Dès 1906, Freud avait en effet constitué un petit groupe de dix-sept élèves et disciples, qui se réunissait chaque mercredi. Parmi eux se trouvaient les psychiatres autrichiens William Stekel et Alfred Adler , le psychologue autrichien Otto Rank, et les psychiatres suisses Bleuler et Jung. L’adhésion de ce dernier à la psychanalyse constitua d’abord pour Freud un important enjeu, celui de pouvoir sortir la psychanalyse de son cadre viennois et juif. Freud confia à ce psychiatre protestant la direction de l’Association psychanalytique internationale (API). Au nombre des autres associés qui se joignirent au cercle en 1908, figuraient le psychiatre hongrois Sandor Ferenczi et le psychiatre britannique Ernest Jones.
Freud créa l’API en 1910. Au fur et à mesure que le mouvement prenait de l’ampleur, gagnant de nouveaux adhérents à travers l’Europe et les États-Unis, Freud dut se soucier du maintien de l’unité doctrinale et faire face aux dissensions et aux déviations. Il dut d’abord se séparer d’Adler et de Jung avec qui il avait fait une tournée de conférences aux États-Unis. En fait, Adler et Jung, chacun de leur côté, élaborèrent de nouveaux fondements théoriques, en désaccord avec la place fondamentale donnée par Freud à la sexualité dans l’origine de la névrose.
Une deuxième vague d’exclusions intervint après la Première Guerre mondiale, avec le départ de Rank en 1924 puis de Ferenczi en 1929. Entre 1910 et 1920, Freud poursuivit la recherche théorique au travers de sa pratique; il fit paraître les Cinq Leçons sur la psychanalyse (1909), un texte connu sous le titre «le Président Schreber» (1911), Totem et Tabou (1912), dans lequel Freud tenta une recherche anthropologique sur les origines de l’humanité, l’Introduction à la psychanalyse (1916-1917) et Deuil et Mélancolie (1917). C’est au cours de cette période qu’il définit la spécificité du comportement de l’analyste face au patient, à savoir la règle fondamentale, selon laquelle la demande du patient, qui s’exerce au travers du transfert, ne doit pas recevoir de réponse de l’analyste, pour que l’analysant puisse opérer une «régression» vers son passé et trouver les affects à l’origine du symptôme.
Un changement apparut en 1920 dans la doctrine freudienne, avec la parution de son ouvrage Au-delà du principe de plaisir. Il introduisit dans sa conception la notion de «pulsion de vie», qu’il appela Eros et la «pulsion de mort», qu’il nomma Thanatos. Dès lors, le ça, le moi et le surmoi constituaient les trois instances de la personne. Cette conception nouvelle se révéla opératoire dans les ouvrages tels que le Moi et le Ça (1923) et Inhibition, Symptôme et Angoisse (1926). Freud multiplia également les tentatives pour expliquer et populariser la psychanalyse, notamment dans Ma vie et la psychanalyse (1925) et Abrégé de psychanalyse (1938).
Freud chercha également à constituer une vision globale de l’homme qui s’apparentât davantage à une anthropologie qu’à une philosophie. Dès avant le début de la Première Guerre mondiale, il avait tenté de dresser un tableau de l’humanité primitive dans Totem et Tabou. Il entendait trouver une origine phylogénétique à la psyché de l’homme, à la constitution du moi par la «castration» en évoquant la mise à mort du chef de la «horde primitive» par ses fils. Il renoua avec cette approche anthropologique après la Première Guerre mondiale, notamment dans l’Avenir d’une illusion (1927), Malaise dans la civilisation (1930) et Moïse et le monothéisme (1939). Pour Freud, la religion maintient par la notion de sacrifice une culpabilité permanente de l’humanité.
Atteint dès 1923 d’un cancer de la mâchoire qui nécessitait un traitement continu et douloureux et quantité d’opérations chirurgicales, il réussit à continuer, malgré ses souffrances, de pratiquer, d’élargir et de diffuser la psychanalyse. Mais la montée du nazisme le guettait : ses œuvres furent brûlées à Berlin en 1934. Lorsque les Allemands occupèrent l’Autriche en 1938, Freud s’enfuit avec sa famille à Londres, où il mourut le 23 septembre 1939.
La contribution essentielle de Freud fut la création d’une approche entièrement nouvelle de la personne humaine. En outre, il a fondé une nouvelle discipline médicale et élaboré des méthodes thérapeutiques fondamentales. Dans l’histoire des idées, la psychanalyse constitue une des théories à la fois les plus influentes et les plus décriées. Karl Popper, un adversaire déclaré de la psychanalyse, appelle celle-ci un ensemble théorique irréfutable («infalsifiable»), dont on ne peut que tout prendre ou tout laisser et qui ne progresse pas : c’est un hommage incontestable tout autant qu’une critique. Mais les innombrables continuateurs de la psychanalyse, comme en France Jacques Lacan, qui lança le mot d’ordre de «retour à Freud», témoignent du caractère révolutionnaire de l’œuvre de Freud sur l’ensemble de l’évolution des sciences humaines.