ALEXANDRE DUMAS

 ( 1802 -1870)

Qu’est cet enfant, né à cinq heures et demie du matin, déclaré sous le nom d’Alexandre Dumas ? A l’origine donc un métissage social, dit-il, revendiquant une double appartenance qui en ferait le représentant modèle de la France post-révolutionnaire et enfin réconciliée. Ainsi, pourtant, il dissimule l’essentiel : Alexandre Dumas est un quarteron, descendant certes de hobereaux normands, les Davy de la Pailleterie, mais petit-fils d’une esclave ou d’une affranchie noire de Saint-Domingue, Marie Cessette Dumas. Le patronyme qu’il fera sien est donc un nom servile. Cependant, lorsqu’il le choisit, ce nom a subi une transsubstantiation : loin de remémorer la servitude, il ressortit déjà à la gloire, car, son père, (ci-contre) l’adoptant comme nom de guerre lorsqu’il s’était engagé dans les dragons de la reine, l’a illustré sur les champs de bataille de la révolution, des Pyrénées aux Alpes, de la Vendée au Mont-Cenis, de la Lombardie aux déserts d’Egypte.

L’enfant est le fils d’un héros, l’Horatius Coclès du Tyrol, qui, seul, le 24 mars 1797, a défendu contre un corps d’armée autrichien le pont de Klausen. Le héros s’est allié à une humble provinciale du Valois, Marie Louise Elisabeth Labouret qui appartient, non pas au peuple, mais à la petite bourgeoisie du négoce : son père, Claude, a tenu à Villers-Cotterêts l’hôtellerie de L’Ecu de France.
 
L’enfance aurait pu être heureuse pour cet assez joli enfant aux longs cheveux blonds tombant sur les épaules, aux grands yeux bleus, au teint blanc – Alexandre n’est pas né noir, il le deviendra, brunissant, quand ses cheveux se mettront à crêper, à l’entrée dans l’adolescence -, pour le fils adoré du général républicain, que Bonaparte a laissé au bord du chemin et qu’une longue captivité dans les prisons du roi Ferdinand de Naples a terrassé. Si bien adoré que, « quoique, dans les derniers instants de sa vie, les souffrances qu’il éprouvait lui eussent aigri le caractère au point qu’il ne pouvait supporter dans sa chambre aucun bruit ni aucun mouvement, il y avait une exception pour moi » (Mes Mémoires).
 
Après la disparition du père (1806), la mère s’ensevelit dans un deuil éternel, le fils d’à peine quatre ans, dont l’imaginaire sera le seul Panthéon du père, ne guérira jamais de « cette vieille et éternelle douleur de la mort de mon père ». Il choit de la gloire dans le siècle et le réel, c’est-à-dire le lent appauvrissement, de l’aisance à la gêne, qui assombrit le paysage idyllique de l’enfance et de l’adolescence. Le presque pauvre, le jeune sauvageon se montre rétif à l’éducation que sa mère, se saignant aux quatre veines, a l’ambition de lui faire inculquer : inattentif aux leçons de latin du bon abbé Grégoire, sourd aux harmonies du violon, il ne se plaît qu’au maniement des armes.
 
Il entre en août 1816, pour apprendre un état, comme saute-ruisseau chez Me Menneson, un notaire républicain ami de la famille. Le fils du héros se rangera-t-il en tabellion de province ? Il appartient trop, déjà, par tempérament, aux braconniers, aux irréguliers, pour se suffire de l’aurea mediocritas. A l’adolescence, il découvre ce qui constituera les deux pôles de sa vie tumultueuse : l’amour des femmes et la passion pour la littérature. Après sa première maîtresse, la blonde et rose Aglaé Tellier, son premier maître, son initiateur littéraire, un jeune homme de son âge, Adolphe Ribbing de Leuven, qui, débitant des vers de vaudevilles, choisit son jeune ami comme collaborateur. En même temps qu’il lui transmet les rudiments de l’art dramatique, Adolphe lui infuse la grand chimère de la conquête de Paris qu’ont partagée tous les Rastignac du dix-neuvième siècle : il ne doute pas que la littérature ne lui ouvrira, « vers la capitale du génie européen, un chemin semé de couronnes et de pièces d’or ».
 
Après avoir obtenu, enfin, grâce à l’appui d’anciens amis de son père, comme son tuteur Jacques Collard, une modeste place de surnuméraire, puis d’employé dans les bureaux de Louis-Philippe, duc d’Orléans, Alexandre découvre le Paris de la Restauration et entreprend en autodidacte une seconde éducation : il dévore les livres, avec la même fièvre que la vie. Les salons littéraires, qu’il fréquente d’abord, appartiennent aux milieux impériaux et libéraux, de tendance classique. Mais comment ce curieux passionné, cet ambitieux forcené aurait-il pu rester insensible aux idées nouvelles du romantisme qui, transformant la sensibilité, s’en prennent aux canons de l’idéal classique français ? Les fils, toute frontière rompue, s’engouffrant dans l’espace ouvert par l’épopée impériale, ont découvert la littérature des peuples que les pères avaient conquis ou combattus. Ils lisent avec passion les Allemands Schiller et Goethe, dont le Werther sert de modèle à une génération frappée par le mal du siècle ; l’Ecossais Walter Scott qui leur propose une forme de roman, profondément enracinée dans l’histoire nationale ; l’Anglais Byron au ténébreux dandysme ; et même l’Américain Fenimore Cooper qui, leur faisant explorer l’immense Prairie, suscite le rêve de nature vierge. Ces influences étrangères, auxquelles s’ajoutent des luttes générationnelles, induisent peu à peu une rupture formelle, puis idéologique avec les aînés.
 
Aussi le jeune auteur de pièces militantes, une Elégie sur la mort du général Foy, un dithyrambe à Canaris, vendu « au profit des Grecs », de poésies fugitives, de deux vaudevilles, converti au romantisme, se place-t-il sous l’invocation de lord Byron. En même temps, le jeune provincial échafaude pour subjuguer Paris une stratégie de conquête : il lie des amitiés précieuses avec les littérateurs proches du duc d’Orléans (Jean Vatout, Casimir Delavigne) qui seront d’actifs protecteurs, il séduit le salon Villenave, et la fille de la maison, Mélanie Waldor : « Parmi nos fidèles est un jeune homme d’un vrai talent, le fils du général Alexandre Dumas. C’est un poète facile et brillant qui se croit romantique et qui ne l’est pas : il dit et ne lit jamais ; sa mémoire est prodigieuse: elle a retenu 30 ou 40 mille vers » écrit Mathieu Villenave à la princesse de Salm. Son ambition semble atteinte lorsque le 20 mars 1828, le Comité d’administration de la Comédie-Française, représenté par Armand, Devigny, Monrose, Grandville, Menjaud, Saint-Aulaire et Samson, reçoit « à corrections » sa tragédie en cinq actes intitulée Christine de Suède, mais par bonheur pour l’auteur de cette tragédie qui sent encore son classique, la pièce ne parvient pas à être mise en scène.
 
C’est seulement quelques mois plus tard que le jeune auteur, presque ignoré du monde littéraire, acquiert en une soirée la célébrité, le 10 février 1829, lorsque se donne à la Comédie-Française, la première représentation d’Henri III et sa cour, drame en prose, qui affronte passions privées (les amours de Saint-Mégrin et de la duchesse de Guise) et lutte pour le pouvoir politique (Henri III tente de s’opposer à l’usurpation du duc de Guise). C’est une victoire éclatante, un triomphe. Sur le champ de bataille où désormais classiques et romantiques en viennent aux mains, Alexandre Dumas est nommé de facto général des troupes de la nouvelle génération qui se rue à l’assaut de la Bastille théâtrale.
 
« Lorsqu’on écrira l’histoire du romantisme, un rang très élevé [lui] sera réservé. Quand les œuvres issues du renouveau littéraire se seront tassées sous l’action du temps, on ne le confondra plus avec ses imitateurs, et lorsque l’on verra ce que le théâtre était avant lui, on sera étonné de la révolution dramatique dont il a été le chef avant et au-dessus de tout autre. Henri III et sa cour est une borne milliaire qui marque l’entrée d’une route dont il a été le premier pionnier ; ne serait-ce qu’à ce titre, il est un artiste exceptionnel, un créateur » (Maxime Du Camp, Souvenirs littéraires).
 
Surpris par la Révolution de 1830 alors qu’il songe à des voyages (Europe du Nord ? Alger, nouvellement conquise ?), Dumas se jette dans le mouvement avec enthousiasme, par antipathie pour les Bourbons qui bâillonnent la pensée, par amour de la liberté, cette « grande et sublime déesse, seule reine que l’on proscrit, mais qu’on ne détrône pas ! » (Une odyssée en 1860), mais peut-être aussi par simple besoin d’épancher l’énergie qui bouillonne en lui. Courant Paris insurgé, tirant sur les soldats du roi, manigançant une expédition pour s’emparer au dépôt de Soissons de la poudre qui fait défaut aux révolutionnaires parisiens, il mûrit une conscience politique : sa conviction est que l’ère de la république est arrivée. Dumas est un écrivain engagé, même si cet engagement s’accommode parfois de l’amitié des princes.
 
Don Juan la nuit, selon Hippolyte Romand, son premier biographe, il poursuit inlassablement, en chasseur coutumier des longues traques, les femmes, attirées par son « sang africain », séduites par ce prestige physique que lui découvrait avec une acrimonieuse envie Victor Pavie, un jour de baignade : « J’admirais cette souple et robuste musculature, assez rarement alliée avec les supériorités de l’intelligence et de la pensée. J’estimais, sur la foi de ces révélations, qu’il n’eût pas recueilli moins d’applaudissements comme écuyer dans l’arène du cirque, et comme virtuose au théâtre de Mme Saqui, qu’il a soulevé d’acclamations comme auteur sur les premières scènes » (Œuvres choisies).
 
Et dont la comtesse Dash, gardait un souvenir ébloui : « Sa taille était superbe, on sait combien il était grand. On se mettait encore en culottes courtes en ces temps-là pour certains bals. Dumas montrait volontiers de très belles jambes. Avec cela de très beaux yeux bleus de couleur saphir dont ils avaient l’éclat, lorsque son intelligence les animait » (Mémoires des autres).
 
Le bel Alexandre multiplie les conquêtes, par humanité, dit-il, car, s’il n’avait qu’une maîtresse, elle serait morte avant huit jours. Aussi la liste n’a-t-elle rien à envier aux mille et trois de son modèle ; il n’a pas motif d’assassiner, car elles ne résistent guère : il est vrai qu’il braconne surtout dans les coulisses des théâtres ces corps charmants dont il ne saura jamais se déprendre… D’Aglaé Tellier, la première maîtresse, à Valentine, la jeune buraliste du boulevard Malesherbes, que de fantômes délicieux apparaissent au fil de sa vie, un jour, un mois, un an, plusieurs années parfois.
 
Leur nom comme les grains innombrables d’un infini chapelet d’ambre : Louise Leroy, Laure Labay, amour d’un soir qui lui a donné l’amour de sa vie, Alexandre, son fils (1824), Mélanie Waldor (ci-contre), bas-bleu et Pygmalion, Virginie Bourbier, la première, semble-t-il, d’une lignée de comédiennes, Belle Kreilssamner, belle brune aux yeux azurés, mère de sa fille Marie (1831), Ida Ferrier, qui seule accéda au rang d’épouse légitime, Marie Dorval, Mme Abel, Eugénie Sauvage, Hyacinthe Ménié, la grande cantatrice Caroline Ungher, Octavie Durand, Aimée Doze, Henriette Laurence, Anaïs Aubert, Eugénie Scriwaneck, Bétrix Person, Anna Bauër, Marguerite Guidi, Isabelle Constant, Marie, la pâtissière de Bruxelles, Emma Mannoury-Lacour, Marie de Ferand, Jenny Falcon, Emilie Cordier, Fanny Gordosa, Marie Garnier, Adah Menken, tant d’autres, sans doute, dont les amours fugitives n’ont pas laissé de traces. « Je n’ai point de vices, mais j’ai des fantaisies, ce qui coûte bien plus cher ! »
 
En même temps, Alcibiade le jour. Comme son cher Charles Nodier, Dumas est un aimeur, et il a les amitiés plus fortes et plus constantes que les amours, surtout lorsque l’amitié se fonde sur l’admiration comme celle qu’il éprouve pour Lamartine ou Victor Hugo. « J’ai embrassé d’un coup d’oeil, lui écrit ce dernier, de Guernesey, le 23 janvier 1865, trente-cinq années de notre vie, écoulées sans un trouble dans notre amitié, sans un nuage dans nos coeurs, je me suis reproché d’avoir été deux ou trois ans sans vous écrire et sans vous dire combien je vous aime. Cela m’a tourmenté toute une nuit comme un remords. Et je vous écris sans autre but que de rétablir entre nos deux coeurs ce fil électrique qui ne doit jamais ni se rouiller ni se détendre – quant à le briser, il n’y a pas de force humaine qui en soit capable. »
 
La révolution de 1830 n’a pas profité à qui l’a faite, « cette jeunesse ardente du prolétariat qui allume l’incendie, il est vrai, mais qui l’éteint avec son sang. « Le peuple est habilement écarté afin de laisser place à la curée bourgeoise. Alexandre Dumas connaît le désenchantement politique en même temps que la fin des illusions littéraires. Sa foi dramatique chancelle. En effet, le romantisme fait long feu : la prise de la Comédie-Française n’a constitué qu’un victoire provisoire. Rejetés par des comédiens, qui, engoncés dans le vieux style, répondent mal à leurs exigences de renouvellement dramatiques, Hugo, Vigny, Dumas, éblouis par les pactoles que leur font miroiter les directeurs de théâtre, se replient sur les Boulevards.
 
Comme en réponse au malaise qui l’habite, le drame de Dumas – marqué par de premières collaborations (Napoléon Bonaparte, ou Trente ans de l’histoire de France, Térésa, Angèle ) – est frappé toujours davantage au coin de la violence, qui s’exprime en particulier dans Antony, « scène d’amour, de jalousie, de colère en cinq actes » dont le héros est un bâtard ; lui, l’auteur, bâtard social, par excellence : « Malheur, malheur à moi, que le ciel, en ce monde, / A jeté comme un hôte à ses lois étranger ! »
 
Cette pièce-phare de la génération romantique, dans laquelle l’auteur montre que « le coeur bat d’un sang aussi chaud sous un frac de drap que sous un corselet d’acier », illuminera la route des décennies suivantes: « Antony […] fut peut-être le plus grand événement littéraire de son temps. La vigueur des conceptions d’Alexandre Dumas était en lui, en lui seul, dans cette vie qui coulait comme un fleuve et entraînait tout dans son courant. C’est la situation psychologique de ses héros qui crée, soutient, accroît l’intérêt du drame […] ; il suffit à Dumas d’une chambre d’auberge où se rencontrent des gens en redingote pour émouvoir l’âme jusqu’au dernier degré de la terreur ou de la pitié. Il est maître en son art et a donné au théâtre des éléments nouveaux qui ont permis à toute une génération d’auteurs dramatiques de quitter les voies où le vieux mélodrame, où la tragédie caduque se traînaient en boitant et tombaient à chaque pas » (Maxime Du Camp, Souvenirs littéraires).
 
Sur le boulevard du crime, Dumas, servi par des comédiens qui ont du génie jusqu’à l’excès (Marie Dorval, Mademoiselle George, Frédérick Lemaître [ci-contre], Bocage), enthousiasme un public plus large et plus jeune, séduit par le mouvement frénétique de ses drames qui doivent beaucoup au mélodrame. La Tour de Nesle, par exemple, qu’il ne signe d’abord que de ***, soulève les foules populaires jusqu’au jour où elle est interdite par la censure.
 
Toutefois, l’irrésistible ascension du jeune et tonitruant auteur dramatique se heurte à de premiers échecs (Catherine Howard, Don Juan de Marana), qui sonnent la fin de la révolution littéraire, et, de même qu’en politique, le retour de la réaction. Le créateur se retire sous sa tente. Il accepte pourtant la fonction de critique dramatique à La Presse, nouveau journal fondé par Emile de Girardin (juin 1836), comme pour mieux diriger le mouvement théâtral du haut de sa tribune. Mais ce magistère sied mal à l’homme d’action: il se lance à nouveau dans la bataille, mais, résigné au compromis, propose au Théâtre-Français une tragédie, Caligula, qui, annoncée avec fracas, sombre sous le poids de sa démesure, et des comédies, qui semblent présager, loin des premiers principes révolutionnaires, un renouveau personnel (Mademoiselle de Belle-Isle, Un mariage sous Louis XV, Les Demoiselles de Saint-Cyr).
 
Il se détourne pourtant de la scène qui lui a tout appris, ne revenant à elle, sous une autre forme, le théâtre à grand spectacle, que par le biais du roman, lorsque, maître du feuilleton, il fondera le Théâtre-Historique (1847) sur lequel il produira sous les feux de sa rampe ses héros que les grands journaux (Journal des Débats, Le Siècle, La Presse, Le Constitutionnel) auront popularisés en les logeant au rez-de-chaussée de leur une : La Reine Margot, Le Chevalier de Maison-Rouge, Monte-Cristo, La Jeunesse des Mousquetaires, etc..
 
Même si la postérité l’a sacré romancier, Alexandre Dumas se concevait avant tout comme auteur dramatique. Après les déconvenues, qu’elles soient politiques, littéraires, personnelles ou financières, Alexandre Dumas cherche à fuir l’infernal chaudron parisien. En 1832, après les mois sinistres du choléra et les émeutes qui accompagnent les funérailles du général Lamarque, il part pour la Suisse, prolongeant son excursion vers l’Italie du Nord, et il n’est pas indifférent que, pour échapper à l’étouffante atmosphère de la Monarchie de Juillet, il ait choisi de parcourir la seule république d’Europe.
 
« Voyager, c’est vivre dans toute la plénitude du mot ; c’est oublier le passé et l’avenir pour le présent ; c’est respirer à pleine poitrine, jouir de tout, s’emparer de la création comme d’une chose qui est sienne, c’est chercher dans la terre des mines d’or que personne n’a fouillées, dans l’air des merveilles que personne n’a vues, c’est passer après la foule et ramasser sous l’herbe les perles et les diamants qu’elle a pris, ignorante et insoucieuse qu’elle est, pour des flocons de neige et des gouttes de rosée. » (Impressions de voyage).
 
Il rapporte de ce premier périple des impressions de voyage, et, en les rédigeant, se découvre, et découvre au lecteur un prosateur plein de « verve ». Quel charme fait de lui, aussitôt, selon le mot de Nerval, « un de nos plus célèbres écrivains touristes » ?
 
C’est un mélange subtil et toujours surprenant : un récit picaresque de voyage dont le principal héros n’est autre que l’auteur lui-même, considéré cependant avec la distance de l’humour par son double, le narrateur, lequel se plaît à multiplier et entrecroiser autour de ce récit premier d’autres narrations : épisodes ou chroniques historiques, contes et légendes des pays traversés, courtes nouvelles modernes. Homme d’infini mouvement, le voyageur entraîne le lecteur dans son branle vertigineux.
 
Les Impressions de voyage (Impressions de voyage en Suisse, Le Midi de la France, Une Année à Florence, Le Corricolo, Le Speronare, Le Capitaine Aréna, Excursions sur les bords du Rhin, La Villa Palmieri, De Paris à Cadix, Le Véloce, ou Tanger, Alger et Tunis, Nouvelles impressions de voyage, De Paris à Astrakhan, Le Caucase) constituent un laboratoire narratif dans lequel l’écrivain a expérimenté les qualités qu’il mettra au service du roman. Il sera par la suite le Juif Errant de la littérature, éternel voyageur à travers l’Europe : le Midi de la France (1834), l’Italie et la Sicile (1835), la Belgique, les bords du Rhin (1838), Florence (1840-1843), l’Espagne et l’Afrique du Nord (1846), la Hollande (1849), Londres (1857), la Russie, le Caucase, la Grèce (1858-1859), l’Italie du Nord (1860), la Sicile et Naples (1860-1864), l’Autriche et la Hongrie (1864-1865), l’Espagne à nouveau (1870).
 
Cependant, jamais il ne parviendra à assouvir sa soif d’Orient, ce désir, caressé pendant plus d’un quart de siècle, de « soulever sous mes pieds la poussière de deux ou trois civilisations. Mes aspirations étaient donc vers l’Orient splendide, et non vers l’Occident brumeux ; vers l’Italie, la Grèce, l’Asie, la Syrie, l’Egypte. » Le prosateur, aguerri par les Impressions de voyage n’est venu que timidement, et comme à regret, au roman, à travers le filon d’or des chroniques historiques, dont le succès le décida, écrit-il, à faire une suite de romans qui s’étendraient du règne de Charles VI jusqu’à nos jours.
 
Pourtant, c’est le succès prodigieux, dans le feuilleton du Journal des débats, des Mystères de Paris d’Eugène Sue qui l’entraîne irrésistiblement dans la voie romanesque. Il hésite pourtant sur le genre à exploiter, entre roman mondain, roman sentimental, roman fantastique, roman criminel, avant d’opter définitivement – après l’extraordinaire succès des Trois Mousquetaires, écrit en collaboration avec Auguste Maquet – pour le roman historique auquel il confère une valeur inconnue jusqu’à lui.
 
Les lecteurs dévorent la suite de ses romans proposés, à grand renfort d’annonces, par les principaux journaux du temps (Journal des débats, La Presse, Le Siècle, Le Constitutionnel) qui s’arrachent et s’attachent, à coup de traités mirifiques, la poule aux œufs d’or. Les grandes œuvres s’entremêlent à un train d’enfer : la trilogie des Mousquetaires (Les Trois Mousquetaires, Vingt ans après, Le Vicomte de Bragelonne), celle des Valois (La Reine Margot, La Dame de Monsoreau, Les Quarante-Cinq), la tétralogie des Mémoires d’un médecin (Joseph Balsamo, Le Collier de la reine, Ange Pitou, La Comtesse de Charny).
 
Ce qui peut-être, au commencement, n’était que stratégie éditoriale devient sa mission, celle « non seulement d’amuser une classe de nos lecteurs qui sait mais encore d’instruire une autre qui ne sait pas [le peuple] » et c’est pour ce peuple, dépossédé jusqu’alors de son histoire, qu’il écrit, particulièrement. Il conçoit, sans doute rétrospectivement le « Drame de la France », à personnages réapparaissants: « Nous ne faisons pas un livre isolé ; mais […] nous remplissons ou essayons de remplir un cadre immense. Pour nous, la présence de nos personnages n’est point limitée à l’apparition qu’ils font dans un livre […]. Balzac a fait une grande et belle œuvre à cent faces, intitulée La Comédie humaine. Notre œuvre à nous, commencée en même temps que la sienne, […] peut s’intituler Le Drame de la France. »
 
Alexandre Dumas jouit d’une popularité incomparable, qui se double d’un rejet des instances officielles de la littérature : accusation contre la « littérature industrielle », pamphlets comme Fabrique de romans: Maison Alexandre Dumas et Cie d’Eugène de Mirecourt (1845) qui dénonce en Dumas un chef d’exploitation coupable de faire écrire les livres qu’il signe par des auteurs besogneux. À vrai dire, s’il a d’abord tenté de rejeter la collaboration – « Les collaborateurs ne poussent pas en avant, ils tirent en arrière. » – Dumas a fini par céder à une pratique littéraire qui était pour le théâtre de son temps davantage la règle que l’exception.
 
Quant au roman, il n’a véritablement adoubé que deux collaborateurs successifs : Auguste Maquet (ci-contre) et, plus tard, pâle contrefaçon du premier, Gaspard de Cherville. Les mécanismes du travail en commun sont assez bien connus : sur une idée première, apportée par l’un ou par l’autre, les collaborateurs élaborent, au cours d’une séance de travail, un plan, parfois des « bottes de plans » lorsque plusieurs romans vont de conserve ; ensuite Maquet rédige une première version qui, triplée ou quadruplée par Dumas sur de grandes feuilles de papier bleu tendre, est remise aux directeurs des feuilletons.
 
Quoiqu’il en soit, sous le nom d’Alexandre Dumas se crée un genre : le roman théâtral historique, qui se développe par scènes admirablement dialoguées, un genre – qui n’a d’autres règles que d’amuser et intéresser – dont il demeure l’incontestable maître. « Sa puissance d’invention tient du prodige ; une phrase de Brantôme, de L’Estoile, du Cardinal de Retz, de de La Porte, lui permet de reconstruire à sa manière une période historique. Un jour les Mémoires de la police de Peuchet […] lui tombèrent sous la main ; il y lut le récit d’un fait réel qui s’était produit au début de la seconde Restauration […]. Alexandre Dumas fut frappé de cette anecdote, qui est racontée en trois pages ; il en fit un roman en huit volumes, Monte-Cristo. Il n’avait besoin que d’un point d’appui pour soulever une conception où tout s’enchaîne, se déduit, palpite, intéresse, émeut. Est-ce parce qu’il eut la faculté d’invention poussée jusqu’au génie que de braves gens incapables de former une panse d’a ont dit de lui : « C’est un blagueur ». Peut-être ; et si l’on y regarde de près, on verra qu’on lui a surtout reproché d’être amusant. Dans notre pays qui vise à l’esprit et qui a des prétentions à la gaieté, on n’a la réputation d’un écrivain sérieux qu’à la condition de n’être pas trop spirituel et d’être parfois un peu frotté d’ennui. Ce ne fut pas le cas de Dumas, dont la bonne humeur était intarissable » (Maxime Du Camp).
 
Jules Michelet lui dit un jour qu’il avait plus appris d’histoire au peuple que tous les historiens réunis. Alexandre Dumas atteint son Capitole : les revenus de ses feuilletons et le triomphe d’adaptations de ses romans sur la scène de son Théâtre-Historique lui permettent d’élever sur une colline dominant la Seine son château de Monte-Cristo. « C’est la plus royale bonbonnière qui existe ! », s’exclame, envieux, Honoré de Balzac. Hélas ! La Révolution de 1848, qui met fin à un régime qui a fait la France « sanglante, humble et pauvre », le mène droit à la roche tarpéienne.
 
Il tente vainement, croyant venu le temps des prophètes, d’entrer dans l’arène politique, mais, à chaque fois qu’il se présente devant les électeurs, que ce soit dans la Seine, dans la Seine-et-Oise, dans l’Yonne et plus tard en Guadeloupe, il récolte un nombre de voix piteux. Ceux qui le lisent ne l’élisent pas. Lamartine est à la tête du gouvernement provisoire, Hugo et Sue à la Chambre. Lui, trop extravagant sans doute, est renvoyé à sa table de travail. A défaut de tribune, il entend influer sur le cours des événements en collaborant à des organes politique (La Liberté, La France nouvelle, La Patrie, L’Evénement), en fondant son propre journal, Le Mois. Effrayé par les journées révolutionnaires du 15 mai et de juin 1848, il se rapproche du parti de l’Ordre, ne se montre pas défavorable à l’irrésistible ascension du prince-président.
 
Cependant, il lutte surtout pour sa propre survie. Crise des théâtres, marasme de la librairie, droit de timbre frappant les journaux imprimant des feuilletons tarissent ses revenus. Son château est vendu, ses meubles de la rue Frochot saisis. Maquet, se rebellant contre sa condition subalterne, se sépare de lui. Bientôt, le Théâtre-Historique doit fermer ses portes : c’est la faillite dont l’écrivain est reconnu responsable par jugement du 20 décembre 1850, confirmé le 11 décembre de l’année suivante. Comme tous les banqueroutiers, il fuit la contrainte par corps en se réfugiant en Belgique : « Mon père […] a perdu un procès qui peut lui mettre deux cent mille francs à payer sur le dos, et il est bon qu’il soit hors de Paris pendant qu’on arrange cette affaire », confie à Elisa Corcy Alexandre Dumas fils qui a accompagné son père.
 
À Bruxelles, il retrouve tous les proscrits du coup d’Etat, dont son cher Hugo qu’il a tenté de protéger dans la journée du 2 décembre (« Aujourd’hui à 6 heures 25.000 francs ont été promis à celui qui arrêterait ou tuerait Hugo. Vous savez où il est – que sous aucun prétexte il ne sorte », a-t-il recommandé au comédien Bocage). Il leur ouvre toutes grandes les portes de sa maison du 73, boulevard Waterloo qu’il a luxueusement décorée d’œuvres d’art échappées au désastre comme Le Tasse dans la prison des fous et Hamlet dans le cimetière de Delacroix.
 
Un proscrit qu’il recueille chez lui, Noël Parfait, grand honnête homme, tente courageusement de remettre à flot la barque qui prend eau de toute part. Tandis que le fils conquiert Paris avec La Dame aux camélias (1852), le père se penche sur son passé, poursuivant la composition de ses Mémoires, commencées au temps si proche de sa splendeur, le 17 octobre 1847, en son château de Monte-Cristo. S’il n’envisage pas, malgré la défection d’Auguste Maquet, la fin de sa carrière romanesque, ni de sa carrière dramatique, il prend conscience que désormais c’est la pente descendante de la vie qui l’attend. Il est désormais l’auteur d’œuvres qui sont derrière lui, l’auteur d’Antony, des Trois Mousquetaires et du Comte de Monte-Cristo.
 
De retour à Paris, le publiciste prend le pas sur l’écrivain : le 12 novembre 1853, il lance Le Mousquetaire, quotidien artistique que dénonce le prudent Noël Parfait : « Sur ces entrefaites, Girardin reçut l’avertissement officieux de suspendre la publication des Mémoires. Dumas furieux, se monta la tête. Il crut épouvanter ses ennemis hauts et bas en fondant un journal où il aurait constamment la parole ; il trouva je ne sais quel bailleur de fonds, et Le Mousquetaire fut créé ! Le Mousquetaire !… Enfin !… Le 20 novembre dernier vit l’apparition de cette feuille, qui n’épouvanta personne, dont personne même ne paraît s’occuper, et qui ne restera, si elle reste, que comme le plus incroyable monument de l’égotisme et de la personnalité ! Cela n’est pas même curieux : cela fait hausser les épaules, voilà tout. Les Mémoires qui en forment la partie principale, et dont la politique est désormais exclue, puisque le journal est purement littéraire, ne sont plus qu’un indigeste recueil de vieilles anecdotes de coulisses, et de citations faites sans ordre, sans plan, sans but, à tort et à travers. En vérité, ceux qui, comme moi, aiment sincèrement Dumas ne peuvent qu’être profondément affligés de le voir ainsi galvauder son talent et compromettre sa réputation littéraire. »
 
Ce rêve de toute sa vie d’avoir un journal bien à lui, cette « affaire en or » qu’il entend exploiter seul, et qui tire d’abord à dix mille exemplaires, ne répond pas à ses espérances – pas plus que son successeur Le Monte-Cristo, journal hebdomadaire de romans, d’histoire, de voyage et de poésie, publié et rédigé par Alexandre Dumas, seul (27 avril 1857- 10 mai 1860), « lettre envoyée à tous ses amis connus et inconnus » (1857).
 
Poussé par Pierre-Jules Hetzel, il se résout à épouser un autre collaborateur, Gaspard de Cherville, substitut falot d’Auguste Maquet, mais les romans disparates produits par le couple, romans fantastiques, romans mondains, romans campagnards, roman exotique (Le Lièvre de mon grand-père, 1856 ; Le Meneur de loups, 1857 ; Black, 1858 ; Les Louves de Machecoul, 1858 ; Le Chasseur de sauvagines, 1858 ; Histoire d’un cabanon et d’un chalet, 1859 ; Le Médecin de Java, 1859 ; Le Père La Ruine, 1860 ; La Marquise d’Escoman, 1860) déçoivent le lecteur – comme l’écrivain lui-même. Seul diamant dans ce tout-venant romanesque, les admirables Compagnons de Jéhu, écrits sans collaborateur, à partir des Portraits de la Révolution et de l’Empire de Charles Nodier.
 
Le signe du malaise provoqué par la conscience de l’échec créateur, c’est le prurit de voyages qui s’empare de lui. Il fuit le tourbillon parisien, où il n’est plus qu’Alexandre Dumas père, voire le père Dumas, dieu antique de la littérature, plus moqué qu’honoré. Il voyage : il est à Londres comme correspondant de La Presse pour les élections de 1857, il pousse jusqu’à Guernesey afin de serrer une dernière fois dans ses bras son vieil ami Hugo en exil sur son rocher ; il part sur un coup de tête pour la Russie, traversant l’Empire des tsars jusqu’à ses confins caucasiens (juin 1858-mars 1859, ci-contre).
 
Le voyage est source de bonheur et de Jouvence pour l’éternel nomade qu’il est : « A part toi nul ne m’aime au monde, nul ne pense à moi nul ne s’inquiète de moi – Je me sens bien seul et bien oublié de tout le monde de sorte que je jouis ou à peu près du bonheur d’être mort sans avoir le désagrément d’être enterré – Je suis un revenant de jour au lieu d’être un spectre de nuit. Si notre vie ne s’arrange pas pour l’année prochaine l’année prochaine je repars et je revis de la même (vie). Je suis rajeuni de dix ans comme force et je dirai presque comme visage. J’ai adopté une espèce de costume circassien qui me va très bien et qui est très commode tout le temps que je ne le porte pas je suis dans ma chère robe de chambre de velours noir, avec des chemises de soie du Caucase rouges ou jaunes. La bonne chose que cette liberté de faire ce que l’on veut, de se mettre ce que l’on veut, d’aller où l’on veut. Au reste dès que je rentre ici en pays civilisé j’entre dans une espèce de triomphe perpétuel et qui serait la joie et l’orgueil d’un autre et qui est mon supplice à moi. » (Lettre à Emma Mannoury-Lacour).
 
Bientôt, grâce au contrat qu’il signe avec Michel Lévy pour l’exploitation de ses œuvres (décembre 1859), il acquiert une goélette avec laquelle il espère entreprendre la découverte de la Méditerranée, de la Grèce à la Terre-Sainte et l’Egypte, chimère caressée depuis son voyage de 1834.
 
Partie de Marseille le 9 mai 1860, L’Emma qui, parmi ses passagers pittoresques, compte l’admirable photographe Gustave Le Gray, se détourne de l’Orient pour suivre le sillage de l’expédition des Mille conduite par le Messie de la Liberté Garibaldi. Elle la rejoint dans Palerme libérée. Enivré de tremper enfin dans l’histoire en marche, Alexandre Dumas prend sa place parmi les apôtres, un apôtre vengeur qui participe à la chute de François II, débile rejeton de la race maudite des Bourbons, qui a empoisonné son père. Après l’entrée triomphale de Garibaldi à Naples, l’écrivain est nommé au poste honorifique de directeur des Musées et fouilles. Il fonde un journal, L’Independente (ci-contre), plus garibaldien que Garibaldi, qui se donne pour mission d’extirper la mauvaise herbe des Bourbons. Hélas ! le dictateur s’en va après le référendum de rattachement du royaume des Deux-Siciles au royaume d’Italie. Seul désormais, Dumas poursuit sa lutte contre la contre-révolution et la camorra. Il écrit, en même temps que sa monumentale Histoire des Bourbons de Naples, ses Châtiments sous la forme d’un roman, La San Felice, qui, plus qu’un pamphlet anti-bourbonnien, est un hymne à la première République.
 
Fort du succès de La San Felice, le vieil écrivain tente une dernière conquête de Paris, mais ses entreprises journalistiques durent peu (Les Nouvelles, Le Mousquetaire, deuxième du nom, Le Dartagnan) ; il peine à placer des romans, qu’il achève rarement (René Besson, Le Comte de Moret, Hector de Sainte-Hermine). En décembre 1864, le succès de sa « Causerie sur Eugène Delacroix » le pousse à parcourir la France et l’étranger (Belgique, Autriche) pour s’y produire au cours de conférences qui prennent pour thèmes des épisodes de sa vie, en 1865 (voir Alexandre Dumas, de conférence en conférence). Ces conférences sont des spectacles nostalgiques où l’on vient voir le magicien qui autrefois a enchanté.
 
L’athlète déclinant s’enfonce dans l’érotomanie et la maladie : « Nous n’irons plus au bois, non point, parce que les lauriers sont coupés, mais parce que je ne peux plus marcher même au milieu des lauriers », avoue-t-il à son ancien collaborateur Cherville. Sa fille Marie – qui vit près de lui, boulevard Malesherbes – dissimule, tant qu’elle peut, la déchéance de son père, qui rassemble malaisément les articles de son Grand Dictionnaire de cuisine, qui sera publié posthume. Après un long séjour en Espagne, il s’en vient mourir à Puys, près de Dieppe, dans la maison de vacances de son fils (voir Alexandre Dumas, l’entrée dans l’éternité).
 
Peu avant sa mort, il s’inquiétait de la survie de son œuvre. Depuis plus d’un siècle, ses innombrables lecteurs renouvelés ont effacé tout doute, et ratifié le bel hommage de Victor Hugo, alors que, premier voyage posthume, son corps était porté de Puys au cimetière de Villers-Cotterêt.
Source : www.dumaspere.com/…/pere.com/pages/vie/biographie/l