LENINE

 ( 1870-1924 )

Théoricien politique et homme d’action, le premier des héritiers de Marx à mener une révolution à la victoire, Lénine a jeté les bases du système soviétique. Menant de pair une réflexion théorique originale et une action d’organisation intense, il fut considéré de son vivant comme le véritable père de la révolution russe. Né en avril 1870, à Simbirsk, dans une famille de la bourgeoisie intellectuelle, Vladimir Ilitch Oulianov reçut une éducation de niveau élevé. Son père, inspecteur de l’enseignement, illustre les changements sociaux profonds intervenus dans l’Empire russe après l’abolition du servage en 1861 : sa carrière professionnelle lui permet une réelle ascension sociale, consacrée par son anoblissement en 1876. L’exécution, en 1887, du frère aîné de Vladimir Ilitch Oulianov pour participation à une tentative d’assassinat contre le tsar Alexandre III va jouer un rôle déterminant dans l’engagement du jeune homme : l’échec de ce complot, fomenté par des populistes (narodniki en russe), l’incitera à entrer en contact, après ses études secondaires, avec les groupes d’obédience marxiste, à Kazan puis à Samara.
Expulsé de l’université de Kazan, Oulianov poursuit néanmoins ses études. Il est autorisé à passer ses examens à Saint-Pétersbourg, et il obtient brillamment son diplôme d’avocat. Il est admis à plaider en juillet 1892, mais passe plus de temps à militer parallèlement dans des cercles d’ouvriers et d’étudiants. Ses premiers textes politiques (sur le paysannat, sur l’économie), écrits en 1893, ne seront publiés qu’après sa mort. Il publie en 1894 Ce que sont les « Amis du peuple » et comment ils luttent contre les sociaux-démocrates, dirigé contre les populistes. À l’image de ses mots d’ordre et de sa doctrine, et aussi des affrontements de l’époque, son style est volontiers polémique, d’une ironie parfois féroce : il cherche à la fois à disqualifier des concurrents, souvent présentés comme des ennemis, et à mobiliser des militants en sa faveur lors des luttes acharnées entre organisations révolutionnaires rivales. En 1894, il rencontre sa future femme, Nadejda Kroupskaïa, qui l’accompagnera constamment dans ses combats politiques.
 
Après un voyage qui le mène en Suisse (où il rencontre Plekhanov), à Paris (où il voit Paul Lafargue) et à Berlin (où il a des contacts avec Liebknecht), Oulianov est arrêté en décembre 1895 à Saint-Pétersbourg. Condamné à trois ans de relégation en Sibérie, il profite de son inactivité forcée pour écrire le Développement du capitalisme en Russie (1899). Il soutient dans cet ouvrage que, en additionnant les ouvriers de la grande industrie et les salariés agricoles, son pays compte 50 millions de prolétaires et semi-prolétaires. Cette image de la classe ouvrière présentant celle-ci comme la force dominante de la société russe (alors que les statistiques officielles recensent seulement 2 millions d’ouvriers pour 128 millions d’habitants, en 1897) est appelée à légitimer la voie révolutionnaire et à confirmer la thèse de l’auteur, selon laquelle l’économie russe a subi des transformations économiques majeures : la pénétration du capitalisme y est irréversible, comme le montre le triomphe des lois du marché dans l’agriculture.
 
Dès lors, il est absurde d’envisager – à la façon des courants slavophiles ou populistes – une spécificité russe qui justifierait le choix d’un développement particulier, différent de celui de l’Europe occidentale. Au contraire, pour Oulianov, la Russie ne peut se passer de l’étape du capitalisme industriel, malgré l’importance du secteur agricole. Ce qui freine dans ce pays le développement capitaliste et l’essor de la civilisation, c’est l’autocratie en tant que régime politique et rapport social profondément ancré dans toute la société. La bourgeoisie russe, quant à elle, est incapable de libéraliser le régime et, contrairement à ses homologues de France ou de Grande-Bretagne, elle ne conduit pas le processus de modernisation, et le sol russe reste encombré d’institutions et de groupes sociaux moyenâgeux.
 
En 1898, le Parti ouvrier social-démocrate de Russie (POSDR) se constitue sans lui : étant déporté en Sibérie, il ne peut que suivre les travaux des neuf délégués réunis à Minsk, qui publient un manifeste annonçant la naissance du nouveau parti. Mais dès sa libération, en janvier 1900, Oulianov est chargé de l’organisation du journal du parti, l’Iskra (« l’étincelle »), dont le premier numéro paraît le 24 décembre 1900. Il adopte le pseudonyme de Lénine, pour la première fois en décembre 1901, dans un article de la revue Zaria (de Léna, nom d’un bagne de Sibérie où avait eu lieu une révolte durement réprimée).
 
La doctrine de Lénine se forme à partir de sa lecture de Marx et de sa pratique révolutionnaire, mais aussi dans le feu des polémiques contre les populistes, contre les révisionnistes, contre Rosa Luxemburg, et bientôt contre les mencheviks. Pour Lénine, les luttes de tendances ont un sens politique profond ; loin d’affaiblir le parti révolutionnaire, elles doivent servir à le renforcer en dégageant peu à peu une ligne juste, confirmée par la réalité.
 
Ainsi, la conception du parti selon Lénine est conditionnée par l’absence, en Russie, d’une bourgeoisie éclairée. Ce manque a des conséquences multiples : les ouvriers ne se sont pas heurtés à une bourgeoisie libérale et n’ont pas acquis, comme ceux de l’Occident, une culture politique à travers la lutte des classes. Pour eux, la conscience de classe social-démocrate ne peut venir que de l’extérieur, notamment des intellectuels. C’est au parti qu’incombe la tâche de former la conscience de classe, mais aussi de transformer le rapport de forces entre les classes. Tel un levier, le parti multiplie la force, à une condition impérative : qu’il crée et entretienne l’« unité de la volonté ».
 
Le parti est efficace s’il est discipliné, hiérarchisé et régulé par une division du travail sous une commande centrale. Contre Rosa Luxemburg, qui croit à la spontanéité des masses et à leurs propres moyens de lutte, notamment la grève de masse, Lénine affirme la nécessité d’un parti composé de « révolutionnaires professionnels » qui jouent un rôle dirigeant. Ainsi, la lutte des classes est moins l’effet de transformations sociales spontanées que le résultat de l’action délibérée du parti : c’est celui-ci qui guide le prolétariat en lui donnant la force que les ouvriers, dispersés, ne possèdent pas, et qui leur communique la vérité.
 
La question de l’organisation fut au cœur des conflits entre les courants de la social-démocratie russe. La polémique avec Martov, dont Lénine critiquait la conception « élastique » du parti – selon ses propres termes –, est à la base du bolchevisme. Lors du congrès du POSDR de 1903, c’est la conception de Martov qui l’emporta, mais les partisans de Lénine furent majoritaires (« bolcheviks ») au comité directeur, ceux de Martov étant désormais les minoritaires (« mencheviks »). Cependant, les rapports de force entre les deux tendances fluctuent.
 
À la veille de 1905, les mencheviks sont majoritaires, mais la révolution manquée va tout bouleverser. Lors du Dimanche rouge, Lénine se trouve en Suisse, d’où il tâche de suivre les événements. Quelques semaines plus tard, il rencontre le pope Gapone à Genève, et Lénine tente, sans succès de le convertir à ses idées : à son retour en Russie, Gapone deviendra un agent provocateur. Lénine décide à son tour de rentrer en Russie et tente de convaincre les bolcheviks de ne pas boycotter la Douma. Dans le même temps, il lutte contre les manœuvres des mencheviks et appelle à la convocation d’un nouveau congrès. Après la dissolution de la Douma par Stolypine en 1906, Lénine se réfugie en Finlande, d’où il fait paraître son nouveau journal, Proletary.
 
Lors du Ve congrès du POSDR, à Londres, sa ligne triomphe : contre les « opportunistes », contre les cadets, en faveur de la participation à la nouvelle Douma. Mais il est obligé de fuir la Finlande et se réfugie en Suède en 1907, puis, de là, à Genève et à Paris, où il vit des années très difficiles, tant financièrement que politiquement. Il s’installe ensuite en Pologne autrichienne, à Cracovie, près de la frontière russe, d’où il compte pouvoir influer plus directement sur ses camarades restés en Russie. Lénine dirige un nouveau journal, la Pravda ; Zinoviev est auprès de lui à Paris et à Cracovie, ainsi que Kamenev jusqu’à son retour en Russie. Lénine est également aidé par sa femme et la Française Élisabeth Armand, dite Inessa ou Inès Armand, rencontrée à Paris en 1910, qui joue souvent le rôle d’émissaire. En Russie, Staline, jusqu’à sa première arrestation en 1911, organise la parution de la Pravda, avec l’aide de Molotov, puis est remplacé par Sverdlov.
 
Staline, bien que déporté en Sibérie en 1913, d’où il ne reviendra qu’en 1917, avait été introduit par Lénine au Comité central en 1912, en vertu d’un droit de cooptation pourtant tombé en désuétude. Ordjonikidze travaille à l’organisation des bolcheviks. Le scandale du chef des députés bolcheviques à la Douma, Malinovski, qui se révèle être un policier infiltré, n’atteint pas Lénine, qui lui faisait pourtant confiance, contre l’avis de Boukharine.
 
Le monolithisme du parti s’accentue, les débats en son sein sont limités ou interdits: le parti unique doit être totalement unifié pour réaliser la cohésion de la société. Comme le notent les premiers critiques, russes (libéraux ou mencheviks) ou étrangers (ainsi Bertrand Russell), du nouveau pouvoir, le socialisme repose sur l’appareil politico-policier dont le parti est la colonne vertébrale. Lénine reconnaît lui-même que, dans une sorte de renversement de l’importance des instances sociales telles que Marx les avaient établies, il avait été de l’avant en 1917 pour prendre le pouvoir mais que le parti avait dû procéder à une véritable construction des bases économiques du socialisme. Il en est né la nécessité d’étendre l’épuration aux dignitaires du parti: la purge permanente fut alors instaurée. En 1912, la scission avec les mencheviks est consommée lors d’une conférence tenue à Prague.
 
La guerre qui éclate en 1914 surprend Lénine, qui la jugeait peu probable mais qui la souhaitait, s’appuyant sur les précédents des guerres franco-prussienne et russo-japonaise qui avaient débouché sur la Commune de Paris et la révolution de 1905 en Russie. Le 7 août, Lénine est arrêté pour espionnage – il se trouvait en effet en territoire autrichien – mais est libéré peu après et part aussitôt pour la Suisse. La faillite de la IIe Internationale, dont tous les chefs avaient voté les crédits de guerre et s’engageaient dans des politiques d’union sacrée, lui semble irréversible. Dès lors, le travail de Lénine va consister à faire émerger l’idée du défaitisme révolutionnaire.
 
En février 1915, il définit la position du parti bolchevique : « La défaite de l’armée gouvernementale affaiblit ledit gouvernement, contribue à l’affranchissement des peuples opprimés par lui et facilite la guerre civile contre les classes dirigeantes. C’est particulièrement vrai en ce qui concerne la Russie. » De nouveau, Lénine utilise sa plume pour faire circuler les thèses bolcheviques ; Kroupskaïa, Inès Armand et la femme de Zinoviev tentent alors, sans succès, d’amener la conférence internationale des femmes sur les positions de Lénine.
 
Après les hécatombes de l’été 1915, certains dirigeants s’approchent des idées du défaitisme – Trotski, alors à Paris – ou les embrassent – Karl Liebknecht et Rosa Luxemburg, en Allemagne. Lors de la conférence socialiste de Zimmerwald, Lénine peut grouper autour de lui Karl Radek et des délégués allemands et scandinaves. Mais son propre texte, jugé trop tranché, fut remplacé par celui de Radek pour représenter la position de la « gauche zimmerwaldienne », minoritaire face à la majorité plus modérée groupée autour de l’Allemand Ledebour, et au centre, avec Trotski. Les débats furent extrêmement houleux, et Lénine n’atteignit pas son but de faire condamner la IIe Internationale. En revanche, il signa le manifeste qui marquait, selon lui, « un pas en avant dans la véritable lutte contre l’opportunisme » en appelant les ouvriers du monde à lutter pour une paix sans annexions ni indemnités de guerre.
 
Le 24 avril 1916, la conférence de Kienthal déclara qu’« il est impossible d’établir une paix solide dans une société capitaliste », mais on était encore loin de l’« assaut décisif au capitalisme » dont parlait Lénine. Le 22 janvier 1917, Lénine déclare, lors d’une commémoration du Dimanche rouge : « Nous, les vieux, nous ne verrons peut-être pas les batailles décisives de la révolution future. » Quelques semaines plus tard éclatait la révolution de Février (le 27 février du calendrier julien, soit le 12 mars du calendrier grégorien). Lénine l’apprend le 15 mars, et s’occupe aussitôt de rentrer en Russie, qu’il regagne en compagnie de Radek, de Zinoviev et d’Inès Armand, entre autres, et contre l’avis des mencheviks. Ces derniers, en effet, refusent d’utiliser le moyen proposé par les autorités allemandes, lesquelles comptent sur les révolutionnaires pour achever de disloquer l’armée russe : faire passer les émigrés à travers l’Allemagne dans un wagon jouissant du statut d’exterritorialité. Au terme d’un voyage sans incident, Lénine est accueilli en triomphateur à Petrograd. Il se trouve alors à la tête de quelques dizaines de milliers d’hommes : les bolcheviks seront près de quatre cent mille à la veille d’octobre 1917.
 
Mais Lénine se préoccupe moins des effectifs du parti que des possibilités ouvertes par l’implosion de la société russe : il préconise une lutte immédiate pour la conquête du pouvoir par le prolétariat, en sautant ainsi par-dessus l’étape de la révolution démocratique bourgeoise. Ses célèbres Thèses d’avril (1917) lui valent le ralliement de Trotski, tandis que d’autres bolcheviks sont réticents à sa politique : Zinoviev et Kamenev se montrent hostiles à Lénine lorsque celui-ci, après avoir mis en avant le mot d’ordre « Tout le pouvoir aux soviets », prône, en octobre 1917, la prise du pouvoir insurrectionnelle par le seul parti bolchevique désormais majoritaire dans les soviets. Considérant que le capitalisme est à son stade suprême – qui est l’impérialisme – et qu’il a pris la forme d’un capitalisme monopoliste d’État (l’Impérialisme, stade suprême du capitalisme, 1916), le théoricien de la révolution déclare que l’exercice du pouvoir est à la portée des bolcheviks. Mais pour le rendre possible, il faut concentrer les moyens de contrôle, de surveillance et de violence entre les mains du parti, dominé par le bureau politique, une instance fort restreinte où il détenait un rôle hégémonique.
 
L’activité de Lénine se confond alors avec les événements de la révolution d’Octobre. Lénine devient, dès la prise du pouvoir, président du Conseil des commissaires du peuple. Le 14 janvier 1918, en pleine négociation du traité de Brest-Litovsk, un premier attentat vise Lénine : un tireur embusqué fait feu sur son automobile. Il est possible que cet attentat ait été organisé par des officiers tsaristes, comme le prétendit la Vétchéka, ou par l’Allemagne, insatisfaite des négociations de paix que Trotski faisait traîner pour favoriser l’établissement du gouvernement révolutionnaire. Un nouvel attentat a lieu contre lui le 30 août 1918, œuvre de la socialiste-révolutionnaire Fanny Kaplan, ce qui illustre la lutte féroce entre les bolcheviks et l’opposition ainsi que le rôle clé que tous attribuent à Lénine.
 
Après avoir distribué la terre aux paysans et abandonné, en mars 1918, par le traité de Brest-Litovsk, de vastes territoires aux Allemands, le régime est confronté à une guerre civile dévastatrice. Celle-ci conduit à ce qui a été appelé le « communisme de guerre » : nationalisations de tous les biens économiques, réquisitions en nature. Les bolcheviks sortent vainqueurs de la guerre civile, mais le pays est ruiné.
 
En 1921, Lénine change d’orientation et favorise, sous le nom de « nouvelle politique économique » (NEP), un essor restreint du marché. Mais les structures politiques du régime ne sont pas infléchies. Dans un processus engagé en octobre 1917, conduisant notamment à la dissolution de l’Assemblée constituante (en janvier 1918), les partis, les syndicats et les associations autres que bolcheviques sont interdits; les libertés publiques sont abolies. Avec la NEP, les persécutions religieuses, la mise en place d’un système concentrationnaire se poursuivent. La répression de l’insurrection des marins de Kronchtadt en mars 1921 reste un des symboles de la poursuite de la terreur.
 
Le monolithisme du parti s’accentue, les débats en son sein sont limités ou interdits : le parti unique doit être totalement unifié pour réaliser la cohésion de la société. Comme le notent les premiers critiques du nouveau pouvoir, russes (libéraux ou mencheviks) ou étrangers (ainsi Bertrand Russell), le socialisme repose sur l’appareil politico-policier dont le parti est la colonne vertébrale. Lénine reconnaît lui-même que, dans une sorte de renversement de l’importance des instances sociales telles que Marx les avaient établies, il avait été de l’avant en 1917 pour prendre le pouvoir mais que le parti avait dû procéder à une véritable construction des bases économiques du socialisme. Il en est né la nécessité d’étendre l’épuration aux dignitaires du parti : la purge permanente fut alors instaurée.
 
Lénine était partagé entre deux impératifs : pour abolir le tsarisme, il préconisait un parti centralisé, mais il voyait dans les revendications nationales un facteur de dissolution de l’Empire russe. Dans les faits, il existait dans l’Empire russe des partis révolutionnaires par nationalité (polonais, letton), mais Lénine souhaitait, au nom de la « volonté unique », une organisation centralisée et non pas fédérative du parti : il s’opposait spécialement au Bund, qui regroupait les ouvriers juifs. Cependant, lors de la guerre de 1914, il proclama qu’il fallait rendre aux peuples le droit à disposer d’eux-mêmes. Ainsi Lénine se distingue à la fois de ceux qui, comme Rosa Luxemburg, considéraient que les revendications nationales sont toujours bourgeoises et de ceux, comme les austromarxistes d’Otto Bauer, qui préconisaient l’« autonomie culturelle » des nationalités.
 
Une fois au pouvoir, et alors que Staline a été nommé commissaire du peuple aux Nationalités, les bolcheviks s’engagent dans une politique brutalement centralisatrice; ainsi, en 1921, ils envahissent la Géorgie, qui avait choisi l’indépendance, sous la direction des mencheviks.
 
En 1923, lors de la préparation de la nouvelle Constitution de l’Union soviétique, qui, à la différence de celle de 1918, se préoccupait de la structure territoriale de l’État, Staline proposa un schéma assurant une prédominance de la Russie. Certains communistes – des Géorgiens – furent indignés, et Lénine, déjà malade, en fut averti. Dans le secret des murs du Kremlin, il s’opposa sans aucun doute à Staline. Sa critique du chauvinisme grand-russe était due, pour une large part, à des considérations stratégiques. Il apparaissait que l’extension de la révolution en Europe ne serait pas aussi rapide qu’on l’avait cru, en dépit de la création de la IIIe Internationale, en 1919.
 
Lors du IVe congrès du Komintern, qui s’ouvre le 5 novembre 1922, Lénine s’inquiète de ce que la résolution est « entièrement imprégnée de l’esprit russe ». Il écrit le 25 décembre sa Lettre sur les nationalités, qui reflète ses inquiétudes à propos du « chauvinisme grand-russe ». Dans son dernier article, Mieux vaut moins mais mieux, publié le 5 mars 1923, Lénine affirme que « l’Orient est entré définitivement dans le mouvement révolutionnaire ». Mais s’il place des espoirs nouveaux dans la lutte en Chine ou en Inde, il considère qu’une phase de développement de ces pays « arriérés » est nécessaire, et qu’en la matière, la Russie n’est pas en tout un exemple, elle qui doit encore « bannir toutes les traces d’excès que lui a laissées en si grand nombre la Russie tsariste, son appareil capitaliste et bureaucratique ».
 
Dès les mois qui suivent la prise du pouvoir, des luttes de factions déchirent le parti. Bientôt, Lénine est conduit à les arbitrer, notamment entre Staline et Trotski. Selon Lénine, « Trotski ne se distingue pas seulement par les capacités les plus éminentes […] mais il est excessivement porté à l’assurance et entraîné outre mesure par le côté administratif des choses ». Mais Trotski utilise une stratégie différente de celle de Staline. Celui-ci, devenu secrétaire général du parti en avril 1922, s’appuie sur Zinoviev, président du Komintern dès 1919, pour placer des hommes sûrs aux échelons clés du parti et de l’Internationale. Staline est un homme d’appareil. La principale critique que porte Lénine concerne d’ailleurs ce « marécage putride et bureaucratique de  »services » » dans lequel il estime, au début de 1922, que le parti s’est noyé. En mai de cette année, une première attaque cérébrale lui interdit de participer pleinement à la vie politique. Il reparaît en octobre, mais dès décembre, il ne peut que dicter ses articles. Il meurt d’une troisième attaque, le 21 janvier 1924.
 
Le « testament » de Lénine fut publié par un journaliste américain proche de Trotski et admirateur de la révolution russe, Max Eastman, dans le New York Herald. Il s’agit en réalité d’une lettre au congrès du Komintern, où Lénine recommande, dans un post-scriptum du 4 janvier 1923, d’écarter Staline du poste de secrétaire général du parti. Trotski désavoua Eastman, écrivant notamment que « Vladimir Ilitch n’a laissé aucun  »testament », et [que] le caractère même de ses rapports avec le parti exclut toute idée de  »testament » ». Kroupskaïa parlait de son côté des « fantaisies de Max Eastman ».